» Retrouver Estelle Moufflarge » ( ed. Gallimard) de Bastien François, professeur de sciences politiques à Paris I est un très grand livre. Il part à la recherche d’une jeune fille juive née en 1927 , déportée en 1943 et exterminée à Auschwitz. L’ouvrage est maqué par une immense tendresse pour Estelle Moufflarge. En même temps Il a réalisé un considérable travail d’archives , dans de très nombreux dépôts d’archives. On pourrait dire qu’il a sans doute exploité l’exhaustivité des dépôts d’archives qui lui permettaient de mieux connaître Estelle Moufflarge. Surtout ,il a mobilisé toutes ses compétences d’universitaire pour mieux connaître Estelle Moufflarge. Tous les aspects de sa brève existence sont mis en perspective : l’immigration des Juifs d’ Europe dans les années 1920 , la vie très difficile des migrants et leur désir d’intégration , la scolarisation des jeunes filles et l’attitude de l’administration scolaire face à l’antisémitisme de Vichy, la spoliation et la persécution impitoyables des Juifs, persécution qui conduit à l’arrestation à la déportation et à l’extermination. C’est ce croisement au confluent de la mémoire et de l’histoire qui rend cet ouvrage remarquable.
Bastien François a « rencontré » Estelle Moufflarge par hasard. Serge Klarsfeld et Jean-Luc Pinol ont établi un site recensant les lieux où les enfants juifs ont été arrêtés puis déportés .Estelle Moufflarge a été arrêté dans le XVIIIème arrondissement près du domicile de Bastien François. C’est ainsi le point de départ de sa recherche ,mais à partir de là se développe l’immense tendresse de l’ auteur pour Estelle Moufflarge. Ses parents étaient originaires de la Pologne dominée par la Russie. Leur existence est difficile à Saint-Ouen et dans le XVIIIème arrondissement. Le père d’ Estelle est brocanteur et restaurateur de meubles. Sa vie professionnelle est marquée par la précarité . Dans les années 1930 , son stock de meubles est détruit par un incendie , ce qui le réduit à une grande précarité. Il meurt jeune en 1936 et son épouse meurt de tuberculose en 1939. Le couple a trois enfants , Estelle et deux frères plus âgés , Henri et Bernard. A la mort de des parents , Estelle est confiée à Rose , l’une des demi-soeurs de sa mère et à son mari Leib Schwartz qui exerce la profession de boucher. Le parcours des parents d’ Estelle est marqué par une forte volonté d’intégration et de réussite scolaire des enfants. Le père d’ Estelle demande et obtient la nationalité française à la fin des années 1920 ( la loi de 1927 sur la nationalité favorise l’acquisition de la nationalité française parce qu’elle devrait permettre d’augmenter les effectifs de soldats. Vichy est revenu sur cette loi en instaurant des commissions de dénationalisation qui visaient largement les Juifs) . La réussite par l’école est valorisée. Henri entreprend de solides études professionnelles qu’il doit interrompre après la mort de son père. Les espoirs de réussite scolaire se reportent sur Estelle qui rentre au lycée Jules- Ferry ( un lycée de filles , à l’époque l’enseignement n’est pas mixte) en 6 ème en octobre 1940 ,ce qui est rare dans les années 1930 à une époque où l’enseignement secondaire est largement » réservé » aux classes bourgeoises , même s’il s’ouvre un peu aux classes populaires.
Bastien François étudie alors la situation des établissements d’enseignement secondaire face à l’antisémitisme et à la politique antisémite de Vichy. Certains professeurs font preuve d’antisémitisme , comme ce fut le cas à l’encontre de la soeur de l’historienne Claude Mossé victime d’une professeure antisémite. Inversement ,une professeure de latin -grec Andrée Pauly- Antoni cache des élèves juives dans la Sarthe . De même , la proviseure de Jules-Ferry , Mme Marquigny dont Bastien François dresse un très beau portrait et un grand nombre de professeurs du lycée protestant contre la révocation des deux professeures juives en 1940. Certains proviseurs font preuve de zèle en se réjouissant de la diminution du nombre d’élèves juifs dans leur lycée ou en dénombrant les élèves juifs. Certaines proviseures rechignent au contraire à communiquer la liste des élèves juives, mais sont contraintes de la faire après des mises en demeure des autorités hiérarchiques.
L’ouvrage analyse la politique antisémite de Vichy dans le domaine scolaire. Les professeurs juifs sont exclus , un numerus clausus est établi à l’université , mais pas au lycée , sauf en Algérie. A la suite du sociologue Erving Gofman , Bastien François souligne que les Juifs sont victimes du » stigmate » , « c’est-à- dire une différence tout à la fois imposée et discréditée » . Ce phénomène du stigmate , de la réduction à une identité imposée concerne tous les juifs victimes des persécutions des nazis et de Vichy ( » définition » , obligation de se déclarer comme Juif , à ce sujet Bastien François souligne qu ‘ Estelle et ses deux frères , sans doute à l’instigation d’ Henri ne se sont pas déclarés, spoliation , arrestation , extermination) et par conséquent les élèves juifs. A Jules-Ferry , 94 élèves sont marquées comme » juives » sur les registres du lycée. Beaucoup sont arrêtées et déportées. Certaines élèves qui n’ont pas été mentionnées comme » juives » sont arrêtées et déportées avec leurs familles lors de rafles comme la rafle du Vel d’Hiv ou des rafles qui visent des nationalités ( Grecs par exemple ou des Roumains dont sont victimes Leib et son épouse.) Au total 27 élèves inscrites au lycée Jules- Ferry entre 1939 et 1944 ont été déportées ,2 ont survécu.
Bastien François analyse bien les mécanismes d’exclusion et de réduction à la misère des Juifs ( prélude à leur déportation) dans le domaine économique. La législation allemande et la législation de Vichy conduisent à la spoliation des commerces et des entreprises détenus par des Juifs. L’oncle Leib qui a recueilli Estelle après la mort de ses parents est boucher et Bastien François étudie le mécanisme de la spoliation dans ce secteur économique. Leib est dépossédé de sa boucherie gérée par un administrateur qui ferme le commerce mais ne veut pas le vendre. Lorsque l’administrateur qui lui succède décide de vendre la boucherie, (. Bastien François montre bien que tous les acteurs savent que la transaction est illégale ) Leib et son épouse ont déjà été déportés et exterminés.
Estelle a deux frères ,eux aussi marqués par la guerre. L’ un d’eux , Bernard , fait passer la ligne de démarcation à des Juifs. Il est arrêté comme Résistant , interné comme politique au camp de Compiègne , puis déporté comme déporté politique au camp de Sachsenhausen .Il travaille comme travailleur forcé sans doute dans une usine d’armement dont les dirigeants louent la main d’oeuvre aux ss. A l’approche des troupes soviétiques , les déportés sont emmenés dans des marches de la mort. Les déportés sont libérés par les Soviétiques , Bernard rentre en France ,mais , très affaibli , il meurt quelques semaines après son retour. Son frère , Henri a un destin différent. Il s’engage comme travailleur volontaire et travaille d’abord en Bohème . Avec le soutien d’un contremaître allemand , il parvient à rentrer en France , travaille sur des chantiers forestiers et parvient à échapper au Sto , sans doute avec une dispense médicale de complaisance. Il travaille en Ardèche et à Grenoble. Il est le seul survivant de la fratrie.
Estelle est scolarisée quelques mois à Versailles . A l’été 1943 ,elle passe des vacances en Savoie et les lettres qu’elle envoie à l’un de ses frères sont poignantes. On y voit une adolescente pleine de vie , parcourant la campagne avec ses amies. Malheureusement , elle rentre à Paris ,est arrêtée en octobre 1943, internée à Drancy et déportée le 28 octobre par le convoi 61 .Bastien François publie la liste des déportés du convoi d’ Estelle. Les déportés appartiennent à toutes les professions. Beaucoup de déportés ont été arrêtés dans l’ancienne zone d’occupation italienne occupée par les Allemands et dans laquelle les Juifs sont victimes d’une traque impitoyable. Une partie des déportés est née en France ,la majorité est née à l’étranger , selon une diagonale qui va de la Baltique à la mer Noire ( Etats baltes , Pologne) mais qui concerne également l’ancien empire ottoman, la Grèce ,les Balkans , l’ Algérie , le Maroc , la Tunisie ,mais aussi l’ Allemagne et l’ Autriche. le Pays-Bas ,la Belgique , le Luxembourg ou l’ Angleterre , la Suisse , le Chili. A l’arrivée à Birkenau 203 femmes et 284 hommes son sélectionnés pour le travail. Les autres ont été immédiatement gazés. Les documents relatifs à l’immatriculation des déportés ont été détruits lors de l’évacuation du camp . Bastien François termine son ouvrage par ces mots : » Impossible donc de savoir si Estelle est entrée dans le camp , a été enregistrée et tatouée ou bien si elle a été immédiatement assassinée à l’arrivée du train. Impossible de savoir quand et comment elle est morte.Ce qui est certain , c’est qu’ Estelle n’est pas revenue d’ Auschwitz. »