Grâce à Philippe Meyer qui a recommandé dans son podcast du » Nouvel esprit public » la rétrospective consacrée aux films de Louis Malle, je suis allé voir » Lacombe Lucien ». Le film date de 1974 et le scénario est de Patrick Modiano. Je n’avais pas vu le film à sa sortie. Je me souviens qu’on en parlait comme un film de » la mode rétro » , le retour du » syndrome de Vichy » pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’historien Henry Rousso. Je me demande ce que l’on pouvait y voir en 1974 . Que peut-on y voir aujourd’hui ? En 1974, on était après la période gaulliste et la mythologie d’une France entièrement résistante. Le film prend le contrepied de cette image puisque le personnage principal est un milicien. Le film montre cependant un instituteur et un médecin résistants. Le film montre la brutalité des Allemands qui fusillent des habitants de la petite ville en représailles des attaques de la Résistance. Il montre l’antisémitisme venimeux des miliciens et la persécution des Juifs qui doivent vivre cachés , sont victimes d’insultes , et doivent payer les miliciens pour ne pas être arrêtés.A la fin , le père de la jeune fille est arrêté par la milice et déporté.
Et aujourd’hui , que peut- on dire de ce film ? D’abord, on est impressionné par l’ampleur des qualités cinématographiques de Louis Malle. Le film est d’une grande ampleur , d’une grande ambition cinématographique. La France de 1974 était encore rurale et le film montre ce monde rural de 1944, sans trop de décalage avec 1974. Il y a un contraste entre les paysages très lumineux et la dureté du sujet. Louis Malle a peut-être songé à la phrase de Jean Cayrol dans » Nuit et brouillard » d’ Alain Resnais : » même un paysage de campagne peut cacher un camp de concentration » .Ici , on pourrait dire : même un paysage de campagne cache la brutalité de la Milice .A l’opposé de ces paysages ,on voit que le siège de la Milice est une antre dangereuse , un lieu de crimes où l’on pratique la torture.
Historiquement ,le film est complexe. Il se déroule en juin 1944 ,juste après le Débarquement et on peut douter que les Allemands et les miliciens puissent perpétrer leurs exactions sans tenir compte de ce contexte. Il y a cependant beaucoup d’éléments exacts : la brutalité des Allemands et des Miliciens , les Résistants ,l’ exclusion, la persécution des Juifs. Mais ces imprécisions historiques sont sans doute plus ou moins délibérées. Malle et Modiano n’ont pas voulu faire une reconstitution historique ,mais raconter une histoire , développer une réflexion philosophique et morale sur les raisons pour lesquelles on devient un bourreau. Je me souviens que lors de sa sortie , on reprochait au film de suggérer que l’on devenait milicien par hasard. Ce n’est pas tout à fait exact : on voit la cruauté de Lacombe Lucien qui tire sur des lapins, et les autres miliciens sont des antisémites, des déclassés sociaux ,ou des voyous. Le film est donc fidèle à l’histoire ,mais il possède aussi une dimension de récit . C’est le portrait d’un jeune homme qui devient un bourreau , un jeune homme auquel la guerre permet d’exercer sa puissance. Le cadre historique, l’exactitude historique sont respectés : brutalité , torture, antisémitisme, persécution. Il s’agit aussi de réfléchir sur la responsabilité de l’engagement dans la Milice . Lacombe Lucien devient par hasard milicien ,mais ensuite ,sa responsabilité est entière.Il choisit la violence , sans revenir en arrière ou hésiter.
Le film est aussi une réflexion sur ce qui se passe en temps de guerre. La guerre bouleverse l’ordre social et les structures familiales . Le père de Lacombe Lucien est prisonnier , les femmes et les adolescents sont seuls dans le village ,les allemands et les miliciens sont au pouvoir. C’est le retour des bas- fonds.La guerre met Lacombe Lucien en contact avec des gens qu’il n’aurait jamais rencontré en temps de paix :un milicien est un noble déclassé , d’autres miliciens sont des voyous. Le pillage donne à Lacombe Lucien de la richesse et de la puissance. De même, son engagement dans la police allemande met à sa merci une famille juive.La guerre lui donne une toute- puissance qu’il n’aurait pas eu en temps de paix. Dans le deuxième tiers du film , il refuse de libérer un Résistant
Risquons enfin une hypothèse : le film est » un roman d’apprentissage perverti » , un » Bildungsroman » perverti . Dans les romans d’apprentissage classiques ,le héros naïf surmonte des épreuves qui en feront un homme bon et sage. Ici, un jeune homme un peu brutal ,pas radicalement méchant au départ ( » je ne parviens pas complètement à vous haïr » dit le tailleur juif) devient un persécuteur imbu de sa toute- puissance. C’est l’inversion des codes du Bildungsroman. Une plongée dans le Mal. Les autres miliciens sont miliciens parce que ce sont des aristocrates dégénérés ou des voyous. Lacombe Lucien le devient par goût de la puissance. C’est sans doute ce qui rend le film si dérangeant.
Ps. Ce post était déjà écrit lorsque j’ai pris connaissance de la chronique d’ Antoine de Baecque consacrée à » Lacombe Lucien » et à » Au revoir les enfants » dans la revue l’ Histoire du mois de mai 2023. Je ne suis pas si éloigné de son analyse. Il montre qu’ à sa sortie en 1974 ,le film a provoqué un traumatisme réel parce qu’il montrait qu ‘il ne séparait pas clairement engagement dans la Résistance ( Lacombe Lucien souhaite s’engager dans la Résistance ) et dans la Milice. Antoine de Baecque souligne aussi que le film a fait » passer » dans le grand public les travaux des historiens comme Robert Paxton sur la situation de la France pendant l’ Occupation et le régime de Vichy.